L’héroïsme et l’émancipation d’un point de vue afrofuturiste et féministe

Le jeudi 17 mai 2018, Afrolitt’ et la Revue Atayé présentaient la première édition d’Afro-EmancipEes au TU-Théâtre de l’Usine à Genève. Consacrée à penser l’émancipation à travers l’afrofuturisme au féminin, l’événement proposait un concept alliant lectures d’œuvres fictionnelles, suivies d’échanges entre les deux curatrices – Anna Tjé d’Atayé et moi-même, Pamela Ohene-Nyako – le tout entrecoupé d’écoutes des musiciennes Kami Awori, Mélissa Laveaux, Georgia Ann Muldrow, Ibeyi, Solange et Jojo Abot. Parmi les œuvres lues et discutées figuraient Freshwater d’Akwaeke Emezi, Hela est là de Ketty Steward, Qui a peur de la mort ? de Nnedi Okorafor et Children of Blood and Bone de Tomi Adeyemi.

C’est sur ce dernier roman que je souhaite partager certaines pensées, un travail entamé lors de la soirée, mais qu’il me tient à cœur de poursuivre tant j’ai aimé et été touchée par la proposition d’Adeyemi. Je souhaite aborder deux thèmes en particulier : 1) l’héroïsme au féminin et 2) les stratégies d’émancipation et les horizons à atteindre. Avant de me lancer, voici en quelques lignes le scénario du roman pour éviter que vous ne soyez largué-e-s. Pas de spoilers, promis !

Children of Blood and Bone se déroule dans un Nigéria fantastique et dans une temporalité indéfinie. Dans ce monde, le roi Saran ordonne un raid et le génocide de tous les majis adultes, des personnes connectées à des dieux et par conséquent dotées de pouvoirs magiques répartis en différents talents. Quant aux dîviners – des majis n’ayant pas atteint leur maturité – ielles perdent leur capacité à faire de la magie et leur connexion aux dieux et à Mère Ciel. De plus, leur sort ainsi que celui de leurs proches devient régi par l’oppression et l’exploitation.

Le récit est centré sur une dîviner, Zélie, dont la mère maji a été tuée par Saran et le père battu et anéanti physiquement et mentalement pour avoir résisté. Zélie vit dans une oppression quotidienne contre laquelle elle apprend à résister par un entraînement physique et mental donné par Mama Agba avec d’autres femmes de sa condition. Pendant ce temps, la princesse Amari voit Binta, sa fille de chambre et seule amie, se faire tuer par son père Saran lorsque ses pouvoirs majis sont révélés au contact d’une relique que les émissaires du roi tentent tant bien que mal de détruire pour empêcher la magie de revenir dans le royaume. Étouffée par la vie de palais et profondément affectée par la mort de Binta, Amari s’empare de la relique et s’enfuit du palais. Son destin croise celui de Zélie – qui retrouve ses pouvoirs magiques au contact de la relique –ainsi que celui de Tzain, le frère aîné et protecteur de cette dernière. Leur mission est alors de rassembler les trois reliques permettant à la magie de revenir sur terre pour libérer les majis. Mais Inan, le fils de Saran, et la caporale Kaea les pourchassent. Inan se rend pourtant compte qu’il est également maji et de plus amoureux de Zélie ; il va ainsi devoir se décider entre accepter sa nature et ses émotions ou répondre aux attentes de son père en tant qu’héritier du trône.  

 

L’héroïsme d’un point de vue féministe et afrofuturiste

 

Tout comme d’autres œuvres du genre écrites par des auteures afrodescendantes (Nnedi Okorafor, N. K. Jemisin ou Octavia Butler pour ne citer qu’elles), Children of Blood and Bone repense l’héroïsme au féminin en partant d’une condition initiale d’oppression.

Zélie n’incarne pas le stéréotype de la femme noire forte en toute situation, guerrière invincible qui parviendrait à triompher de tout quoiqu’il arrive et par sa seule puissance. Certes, elle est dotée de pouvoirs, elle résiste à l’oppression par la force physique et mentale, elle fait preuve de courage et se bat au nom de la justice sociale. De fait, elle incarne une représentation alternative et positive allant à l’encontre des récits et images réducteurs, voire négatifs sur les femmes afrodescendantes. Néanmoins, Zélie est également prise de doutes, de moments de découragement et d’absence de pouvoirs, d’excès de violence et de vulnérabilité. Dans ces moments, son entourage la confronte et/ou lui offre son soutien, et ce n’est que grâce à ces interactions qu’elle arrive à poursuivre sa mission. Zélie est donc imparfaite et positivement dépendante des forces collectives desquelles elle puise ses ressources.

Une telle représentation de l’héroïsme est à mon avis une meilleure source de changement que n’importe quelle figure héroïque érigée au statut de perfection et de puissance noire individualisée. Bien que nous puissions être inspiré-e-s par toutes sortes de représentations, voire par l’excellence, notre capacité à transformer la source d’inspiration en action concrète dépend souvent du degré de réalisme qu’on lui attribue. Par conséquent, l’héroïsme excellent est plus communément source de fantasmes que stimulateur de réalisations futures. Alternativement, une héroïne comme Zélie possède une dimension humaine et imparfaite avec laquelle on est plus amène de s’identifier et de s’inspirer au quotidien. De plus, elle ne nous pousse pas à la perfection et à l’épuisement pour exister et être socialement validé-e-s, et nous rappelle qu’aussi indépendant-e-s que nous sommes, nous avons besoin d’être entouré-e-s.

Lorsque mon imaginaire est nourri par de telles héroïnes, je suis constamment rappelée de celles qui m’entourent. Elles ne sont pas infaillibles, aimantes à tout va ou en position de pouvoir, non. Ces femmes je les considère comme des héroïnes car elles font preuve de détermination, de vulnérabilité, de moments où elles pètent les plombs et blessent, mais aussi de moments où elles créent, partagent et aiment. Des héroïnes humaines et splendides dans leur complexité; ni « Cléopâtre », ni « Angela Davis », ni symboles ou faire-valoir. Elles ont leur propre nom et surtout elles résistent à leur manière à un pouvoir sexiste et raciste sans aspirer à dominer. Car c’est aussi la question qui se pose : comment faire pour se libérer et quel est notre but ultime ?

 

Quelles stratégies d’émancipation pour quelles finalités ?

 

Children of Blood and Bone est un roman qui questionne continuellement la validité des stratégies d’émancipation et le type de société qui serait à mettre en place une fois la lutte terminée. Ceci apparaît très clairement à travers les doutes de Zélie et d’Inan, ainsi qu’à travers leurs interactions.

Zélie est mue principalement par l’idée que seul le recouvrement de la magie pourra sauver les dîviners qui seraient en conséquence redotés de leurs pouvoirs, capables de se défendre et de sortir de leur oppression. Néanmoins, elle se remet en question lorsqu’elle voit la puissance que cela entraînerait : et si la magie était manipulée par les mauvaises personnes ? Et si toutes et tous ne poursuivaient pas les mêmes objectifs ? Que feraient les opprimé-e-s si la puissance leur était (re)donnée ? Opteraient-ielles pour la domination ? Ce même questionnement tiraille Inan. Il veut à la fois se distancer de la violence sanguinaire de son père et croire en une société inclusive, mais il est horrifié par la capacité de destruction dont sont capables les majis. Cette crainte, ajoutée à la manipulation de son père, l’amènent à réprimer ses propres dons et à se faire du mal. Tant Zélie, qu’Inan peinent à véritablement envisager une société future et la peur guide leurs actions.

La question demeure donc ouverte : est-il possible de constituer une société inclusive et égalitaire avec des personnes qui seraient dotées différemment ou est-ce que la séparation est l’issue ? Vous trouverez peut-être des réponses en lisant Children of Blood and Bone dont la fin présage d’ailleurs une suite. Affaire à suivre…

Photo par Sandrine Oyeyi

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Une traduction française est prévue aux éditions Nathan, tandis qu’une adaptation filmique est en court de réalisation.

Référence de version originale : Tomi Adeyemi, Children of Blood and Bone, © 2018, Pan Macmillan

Pour les personnes basées à Genève, des copies sont disponibles en v.o. à la librairie indépendante Oraibi + Beckbooks (Plainpalais).

 

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